En chair et en os

Il est à peine plus de 7h00 lorsque nous quittons notre chambre chaude et confortable pour le froid matinal saisissant du plateau de Litang. Les rues sont encore désertes. Seuls les quelques enfants en survêtements croisent notre regard sur le chemin de l’école. Il doit y avoir sport aujourd’hui.

Le soleil commence à éclairer la plaine de ses couleurs orangées, mais les gros nuages blancs dans le ciel peinent à disparaître.Stitched PanoramaOn a bien demandé à quelle heure se déroulent les TianZang, où ils se déroulent, et s’ils vont avoir lieu le lendemain.
Mais les seules réponses étaient toutes plus vagues les unes que les autres*. Forcément, on ne peut pas savoir s’ils vont avoir lieu, ça se passe vers 6H30, ou 7h00, ou 8h00 et c’est par là-bas, derrière la maison du 7ème Dalaï-Lama.

C’est ainsi que chaudement habillés nous nous dirigeons vers le haut d’une colline. Mais rien. On tourne un peu, on profite du paysage et de la ville qui se réveille doucement en dessous de nous, on passe devant une petite bâtisse qui semble sacrée, mais rien du tout, pas d’activité autour de nous. On entend quelques corbeaux dans le ciel, mais aucun vautour.DSCF7310On s’apprête à rebrousser chemin, ça fait 40min que l’on attend. Les multiples couches de vêtements que l’on porte peinent à compenser le vent froid saisissant de ce matin.
Il n’y a rien. On ne voit rien. Pas de TianZang aujourd’hui. Ça arrive. Réjouissons-nous en également : personne n’est mort.
En repartant vers la ville, nous apercevons 3 voitures, empruntant une petite piste en file indienne.
Mais bien sûr, c’est là que ça se passe. Il y a des milliers de drapeaux qui flottent au vent plusieurs centaines de mètres au loin.Stitched PanoramaD’un pas assuré, nous suivons le convoi. Oui oui, regarde, il y a déjà quelques vautours dans le ciel !DSCF2387Nous nous approchons timidement. Il faut normalement être invité par un Tibétain pour participer au TianZang. Nous sommes les seuls laowai et le groupe d’hommes déjà présents est installé autour d’un braséro. Nous nous demandons si nous sommes à notre place, mais après quelques minutes d’hésitation, Brice entame la conversation avec l’un des participants, lui demandant si notre présence dérange.
Nous sommes les bienvenus, il nous faut juste attendre dans ce vent qui nous glace les os quand les nuages viennent voiler l’astre solaire. Nous sommes, bien entendu, gentiment invités à nous réchauffer près du feu. Pendant ce temps, les vautours affluent, jetant leurs ombres grandioses et macabres sur la lande sèche et se posent de plus en plus nombreux sur la colline adjacente.DSCF2398 DSCF2402 DSCF2414Après une bonne heure à greloter, la voiture du moine arrive. Il va pouvoir préparer les lieux pour accueillir la cérémonie.

Parce qu’aujourd’hui, nous allons assister à des funérailles tibétaines.
Dans la tradition tibétaine (et bouddhiste), le corps n’est qu’une enveloppe que l’âme a quitté pour aller s’installer dans une autre.
Les gens se chauffent à la tourbe séchée des plaines, le bois est un produit de luxe dans ces régions désertiques, un cercueil ou une crémation coûte trop cher, tout comme il est compliqué d’enterrer les défunts dans cette terre gelée d’altitude. Alors pourquoi s’embêter avec un corps qui ne sert plus. Finalement, la solution est de rendre le corps à la nature. On le donne en pâture aux vautours.
Ce matin, c’est donc à cette cérémonie que nous allons assister, les TianZangjhator en tibétain, les funérailles célestes.
Notre périple nous a permis de vivre différents rites funéraires, tous plus troublants et déroutants les uns que les autres. Que ce soit chez les Toraja de Sulawesi, à Varanasi ou en pleine campagne birmane avec des Népalais.
Avoir l’occasion de vivre une telle expérience, c’est apprendre des autres, de leur culture. Comprendre comment la vie s’organise pour préparer la disparition d’un être aimé, comment vivre la mort et accepter l’inéluctable.
Au sein des trois grandes religions monothéistes, nous sommes très loin de la vision partagée dans cette région du monde. C’est difficile et compliqué pour nous de comprendre, mais nous avons souvent le sentiment que ce passage semble plus simple et mieux vécu. Cela devient léger, sans émotion ni tristesse (apparente), et ici, chez les Tibétains, sans cérémonial particulier.
C’est une enveloppe. Point.


La suite du texte raconte en détail les funérailles auxquelles nous avons assistées.
Ce jour-là, 3 cadavres seront le festin d’un nuage de vautours.
Nous avons tout décrit. Ainsi, ce texte peut choquer certains, tout comme les photos et la vidéo (même si « on en voit pas trop »).
C’est la relation au corps, à la mort, au défunt, qui s’en trouve modifiée. La relation à la vie et la mort. La relation avec les morts. Le souvenir et la disparition.
À vous de lire, ou pas.


De nombreuses voitures sont arrivées sur l’espace qui fait office de parking, mais on ne distingue toujours pas de corbillard, ou du moins une voiture pouvant contenir un corps.
Il y a bien deux petits 4×4 garés un peu plus en amont sur les pentes de la colline, coffre ouvert, mais rien qui ne ressemblerait à un mort, ou à une grande boîte, ou à un corps dans un linceul.Stitched PanoramaEt puis c’est un ballet de véhicules qui viennent et qui repartent, on est un peu perdus, on ne sait pas trop ce que l’on attend.

Finalement, un moine arrive dans son habit pourpre et safran.
On s’approche du groupe, du moine, des voitures et des vautours, au nombre grandissant.
C’est vraiment gros un vautour et les ailes, en mouvement, frappent le vent d’un bruyant glissement d’air.DSCF2434 DSCF7357 DSCF7367Le moine (et son acolyte) plante, en amont, trois pieux, le tout en prière puis, dans sa grande robe, part s’assoir en contrebas, en position du lotus, bonnet jaune enfoncé sur la tête.DSCF2426Nous attendons patiemment. Le décor semble se mettre en place.

On fait « la connaissance » d’un homme intégralement vêtu d’un ciré de plastique vert. Gants, capuche et cagoule, on n’aperçoit que ses yeux. Il tient une hache toute neuve à la main.
Bonjour Monsieur Bâche. On dirait Dexter, l’archétype du boucher d’un film de série B.
On commence à comprendre ce qu’il va se passer… même si…

Même si on n’avait pas prévu que le corps serait contenu dans cette boite en carton (un simple carton de machine à laver) que l’on voyait depuis le début, coincé dans le coffre d’une voiture.
Même si on n’avait pas prévu que le corps serait maintenu en position de fétus, nu et à peine entouré de tissu.
Même si on n’avait pas prévu qu’on verrait une dépouille à la peau tuméfiée, déposée à même le sol, à plat ventre.Stitched Panorama– déglutition –
On passe un solide tissu autour du cou du cadavre que l’on arrime au bout de bois précédemment planté par le moine.
Les vautours se sont rapprochés. Des membres de la famille et les proches forment un cercle pour empêcher les rapaces d’attaquer le festin trop promptement, les chassant de grands mouvements de bras.DSCF7410Alors que nous regardions amusés ces gros oiseaux, Monsieur Bâche sort son couteau et commence à inciser le corps. Dans le dos, l’arrière des cuisses, les mollets, les dessous des pieds, les bras, les fesses, la tête. Tout. Partout. Il lacère précisément la chair comme un boucher trancherait dans la couenne d’un porc. Quel choc, c’est une expérience intense.
On observe la scène, bouche bée.
– déglutition –
Après quelques minutes de découpage et dépeçage, une odeur de viande et de sang envahi la colline.
Les rapaces, de plus en plus excités, se rapprochent et sont difficiles à contenir.
Monsieur Bâche s’est à peine retiré que les vautours s’emparent du corps dans un nuage d’ailes et de poussière.
Les uns par-dessus les autres, on ne perçoit rien d’autre qu’un amas de plumes. Certains ressortent la tête rouge de sang, d’autres se battent pour un morceau de chair fraichement arraché du corps.DSCF7328 DSCF7371 La scène est surréaliste. Nous sommes toujours hébétés.

Après quelques minutes seulement, Monsieur bâche se rapproche, faisant s’éloigner les vautours, qui sont encore affamés. Laissant apparaitre… un squelette totalement nettoyé. Côtes, fémur, tibia, crâne, hanches. Les os sont apparents. Plus une trace de chair.
C’est incroyable. Il ne reste presque plus rien… Nous n’en revenons pas. DSCF2446 – déglutition –

On comprend mieux pourquoi dans les films de cowboys, les vaches attaquées par des vautours finissent en squelette en quelques minutes.
Monsieur Bâche s’accroupit à côté de la carcasse, toujours maintenue par ce tissu autour du cou (évitant ainsi aux oiseaux de l’emporter).
Il s’empare de sa hache, toute neuve pour l’occasion, et commence à fracturer le squelette pour en détacher des morceaux, qu’il va ensuite soigneusement concasser et mélanger avec une sorte de farine pour en faire une texture mangeable qu’il balance aux vautours.
C’est ainsi donc que le corps va disparaître. Petit à petit, minutieusement, mais intégralement revenir à l’état de poussière.Stitched PanoramaDSCF2473 DSCF7388 DSCF2475 Il reste bien quelques morceaux de peau qu’il effile tel un bout de tissu. Et le crâne, qu’il met de côté.
Pendant presque une heure, Monsieur Bâche s’affaire à broyer ces os, avant de finir par la tête.
Il en arrache la mâchoire, puis laisse tomber lourdement sa hache qui s’abat sur le crâne dans un grave son creux sans pour autant le fracasser (c’est dur un crâne). Il doit s’y remettre à deux fois avant de pouvoir percer la boite crânienne.
Il plonge sa main dedans, retirant le cerveau et tous les fluides qui s’y trouvent encore, mélangeant le tout avec le reste des os concassés du crâne avant de lancer, pour une dernière fois, ce repas aux rapaces.

Ça y est. Il ne reste plus rien. Le corps du défunt a disparu. C’est fini.
D’un mouvement désinvolte, il se lève et quitte la scène.
Fin de l’histoire. Rideau.Stitched PanoramaDe notre côté, la cérémonie s’est répétée à deux autres reprises puisque la viande d’un autre corps est déjà en train d’être attaquée au couteau. C’est un autre Monsieur Bâche qui s’en occupe, accompagné des proches, vêtus eux aussi de, grandes bâches plastiques transparentes pour protéger leurs vêtements.Stitched PanoramaDSCF7375L’histoire se répète donc une deuxième puis une troisième fois. Le lacérage, les vautours, le broyage (on note que pour les deux cadavres suivants – ceux de personnes âgées – les os sont plus jaunâtres).Stitched Panorama DSCF7434 DSCF7345 DSCF7454 L’odeur de viande (peut-être celle de la mort ?) est de plus en plus présente.
Ça sent la boucherie.
Les oiseaux sont toujours affamés.
Les véhicules partent progressivement, il n’y a plus grand monde.
Il est temps de partir pour nous aussi.
Le dernier mort est en train de se faire de dévorer sous un nuage d’ailes.DSCF7426DSCF7447DSCF7453DSCF7464Nous quittons la colline et cette cérémonie troublante.

Le chemin du retour se fait dans un lourd silence plein de réflexion.
Pffffou…

‘* En Chine, il n’y a pas de tourism office, en tout cas, pas dans les petites villes.
Et quand il y en a, le staff ne parle que très peu anglais, et se concentre plus sur l’offre de tour pour les Chinois.
Depuis que nous sommes dans ces régions tibétaines (depuis que nous avons quitté LiJiang) nous ne parlons plus du tout Anglais, nous ne rencontrons plus de laowai, on doit donc aller à la pèche aux informations en comprenant ce qu’on peut. Le contexte nous plait – c’est la bourlingue – mais c’est très chronophage, il nous aura fallu presque deux jours pour comprendre « à peu près » où et quand se tenaient les TianZang (mot que les gens ne comprennent pas 60% du temps du fait de notre piteux accent chinois). Nous aurions, comme souvent, bien eu envie d’avoir un guide ou d’approfondir avec un local, notamment concernant ce rite aux antipodes de nos traditions.

Note : Notre copine voyageuse Virginie nous avait raconté son expérience folle en pays Kham, n’hésitez pas à aller lire son très bon article (et bien documenté) sur ces mêmes funérailles célestes.

10 thoughts on “En chair et en os

  1. Pffffioooooluuuuuu.
    Truc de dingue…
    C’est extraordinaire la bourlingue.

    J’aime cette idée d’enveloppe. J’adhère complètement a cette croyance. Mais tout de même la vision de ce rituel me remue un peu.

    Vous vivez des choses incroyable et nous les transmettez. Continuez svp.
    Je vous kiffe.

  2. Quelle expérience. Que de différence dans la conception de la vie et de la mort.
    Perso,cela me correspond plutôt ( sauf les vautours)
    Mais je déglutie aussi!

  3. J’avais pas percuté sur la PPN quand tu nous avais envoyé des photos de vautour. Si je suis plutôt aligné avec l’idée de l’enveloppe et le retour à l’état de poussière… la crémation (pas possible chez eux ; faute de bois abondant) me semble moins gore que les vautours.
    PS : t’as fait exprès de réaliser un montage 203 ?

  4. oui oui bien sûr
    que tu retournes en poussière, comme on dit chez les cathos, c’est ça
    moi, je préfèrerais être abandonné, et qu’une nature qui continue à vivre sans moi me désintègre petit à petit
    le côté boucherie sanglante est violent, ça ne fait pas repos, ni du corps ni de l’âme
    et puis, même pas une dernière petite prière
    de profondis
    oui, le macabée n’est déjà plus là, mais nous si…
    ils ne sont donc pas comme nous, ces tibétains
    quelle formidable et immense richesse que la nature humaine, les groupes qu’elle a formé depuis des millénaires
    on reste coi, quoi
    et là, il n’y a même pas de drapeaux…

    j’avais mieux les bougies, le transfo tout rond et les vannes du post avant celui-là
    alors là la mienne, tu sais comment on dit foot en tibétain…?
    béKhame ! (« joulacome »…, son prénom)
    bises bises

  5. Lire cet article a 9h du mat un lundi, ca te mets en super condition pour bosser. N’empeche le mec don’t c;est le boulot, il faut etre capable d’un certain detachement, meme si c’est juste une enveloppe.

  6. Bonjour, les jeunes.
    Complètement déglingo ce post, vous pourriez quasiment vendre votre matériel à Discovery Max Channel !
    Vive la bourlingue, vive les vautours, vive M. Bàche
    Vous êtes au top.

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