Au matin de notre départ, il pleut. Pas une grosse pluie, mais une ondée suffisamment lourde pour nous faire retarder notre réveil.
Nous scrutons le ciel, les nuages, leurs couleurs et leurs opacités alors que nous nous préparons. Si la pluie a cessé de tomber, l’ambiance est encore bien humide lorsque nous démarrons nos motos. Il est 9h20.
Le temps n’aide pas à ragaillardir notre humeur maussade. Les dernières semaines étaient magnifiques, nous avons eu de la chance. Nous quittons la région avec la ferme conviction que le plus beau est derrière nous, et que les 1000 prochains kilomètres ne seront qu’une autoroute barbante au trafic exaspérant.
Il ne nous est pas possible d’ajourner plus encore notre retour. Le temps passe et nous approchons de la date d’expiration de notre visa. Les jours derniers ont vu d’importantes précipitations au Nord de Manali, entrainant des glissements de terrain, coupant pour quelques jours, l’unique voie qui conduit au reste de l’Inde.
La route pour sortir de Leh est chargée. Elle nous fait traverser les faubourgs quelconques et décevants de la capitale du Ladakh. Mais rapidement nous apercevons les immensités de ce plateau. Le ruban noir traverse quelques villages, d’où nous apercevons des monastères, accrochés ici et là, sur le haut des collines, avant de rejoindre celui de Thiksey, en lisière de la zone habitée.
Immense complexe monastique, nous sommes impressionnés par son imposante stature : il ressemblerait au Potala du Tibet. Nous nous y arrêtons seulement le temps d’une photo. Nous reviendrons.
Le ciel, doucement, se découvre et un large et vaste ciel bleu se dévoile à nous, laissant enfin apercevoir les incroyables couleurs et strates des montagnes qui nous entourent. Désormais, la route file droit, doublant hameaux et campements de l’armée – encore*. Hormis les camions militaires, nous sommes à nouveau seuls.
Le camaïeu de gris, taupe et ocre dans lequel nous évoluons est fabuleux.
Finalement, la journée sera peut-être pas si mal ?
Encore quelques kilomètres et nous doublons le bourg d’Upshi. Nous bifurquons pour laisser le fleuve Indus et les derniers îlots de cultures derrière nous, nous enfonçant ainsi vers les montagnes.
La nouvelle vallée que nous empruntons longe une rivière aux eaux grises et nous découvrons un paysage de pierre pourpre. Ici encore, la géologie du terrain à mis à jour les strates érodées en lames rocheuses, désormais verticales.
Nous glissons sur le doux ruban d’asphalte, gagnant peu à peu de l’altitude. Les hameaux sont de plus en plus espacés. Le terrain de plus en plus aride. Le paysage se désertifie, nous éloignant irrémédiablement de toute civilisation. Seuls quelques stupa parsemés et de rares camions de transport, et principalement des citernes de carburant, nous rappellent que nous ne sommes pas complètement seuls.
Comme à notre habitude, nous faisons de nombreuses haltes. Nous prenons un plaisir intense à humer les arômes des plantes environnantes et à nous délecter du silence seulement perturbé par le souffle lancinant du vent qui parcourt ces landes vierges.
Au bout de deux heures et demie, nous entamons la longue ascension menant au premier col. Nous sommes pourtant déjà à 4500m alt.
La route serpente à flanc de montagne en de longs lacets, la végétation a totalement disparu.
On devine progressivement que la ligne tracée sur le haut de la montagne qui nous fait face et qui évolue immuablement le long de ses pentes douces, mène au sommet du col.
Nous grimpons lentement sous un soleil radieux. La timide vallée que nous arpentions précédemment disparait derrière le relief et nous gagnons progressivement de l’altitude. Contrairement aux paysages traversés lors de nos aventures vers Padum ou Lingshed, la montée est progressive, le relief est plus vallonné et nous apparait moins intimidant.
Et pourtant, nous nous dirigeons vers le point le plus haut de notre voyage, le col de Tangang.
Nous sommes surpris par la vaillance et la rondeur de nos engins qui ne bronchent pas sur la chassée – il est vrai en excellent état – de ces routes himalayennes.
Les derniers kilomètres ne sont plus qu’une piste de terre humide, quand ce ne sont de larges plaques de boue grasse, alimentées par la fonte des derniers patchs de neige jonchant les bords de route.
Nous croisons des ouvriers, souvent des femmes, qui s’affairent à casser des pierres en de minuscules cailloux remplissant les trop nombreux nids de poule creusés dans la chaussée.
Et puis, soudain, la route replonge dans le paysage.
Un stupa bariolé de mille drapeaux à prières se dresse au point culminant.
Nous y sommes, Tangang La : 5335m alt.
Nous coupons les moteurs. Et profitons du moment.
L’ascension était loin d’être aussi exténuante que celle de Singhe La, ou de Pensi La – on croise même deux types en scooter.
Nous n’en demeurons pas moins émus, réalisant que d’ici, nous dominons la plupart des sommets. En jetant un coup d’œil derrière nous, on peut voir une étendue de dômes et de collines. Nous avons peine à croire que nous sommes si haut !
De l’autre côté du col, une vallée incommensurable s’étend lascivement sur plusieurs kilomètres à plus de 5000m alt.
Deux-trois abricots secs, une longue rasade d’eau, et nous nous élançons sur la route qui la longe.
Celle-ci nous fait passer à quelques encablures du joli lac d’altitude de Tso Kar, où une poignée de touristes locaux se prennent en photos au plus prêt de son rivage.
Les reliefs s’égaient de nouvelles couleurs.
Les montagnes s’écartent laissant un paysage de vaste plaine que nous sommes encore quasiment seuls à arpenter. Notre champ de vision s’étire sur des kilomètres. La route s’étend désormais à l’infini en une ligne droite dans fin. Notre regard se perd, les échelles sont démesurées et à chaque fois que nous coupons les moteurs, nous sommes emplis de béatitude simple. Cette immensité nous procure une agréable sensation de vertige.
Qu’est-ce que c’est beau. Nous sommes stupéfaits.
Nous rechignions à entreprendre ce trajet, nous avons finalement la merveilleuse surprise d’admirer parmi les plus beaux paysages jamais traversés.
Nous roulons notre train de sénateur, pour ne rien manquer du sublime paysage qui défile.
D’autant que la chaussée est très bonne – fraichement neuve sur certaines sections – et nous pouvons laisser vadrouiller notre regard en toute sérénité.
L’immense plaine de More continue de s’étirer sur plus de 30 kilomètres en une lande désolée flanquée d’impressionnantes montagnes. Parfois, une étroite piste de terre bifurque dans une vallée annexe désertique, pour se perdre dans les montagnes stériles.
Si ce ne sont quelques campements de bergers, ce plateau d’altitude (à plus de 4800m alt.) est constamment inhabité.
De gros nuages moutonneux flottent au-dessus d’un plafond invisible, sur fond de ciel infiniment bleu. Nous voyageons dans un tableau dans lequel nous peinons à intégrer les échelles.
Puis nous distinguons un petit attroupement de véhicules et de cyclistes (certains ont plus de 65ans !) sur ce qui semble être un parking surplombant le bord de la morne lande.
Nous marquons aussi une pause.
Et tournant la tête alors même que nous coupions le contact, nous découvrons un panorama à couper le souffle et que nous avions failli manquer.
La Plaine de More que nous arpentions depuis quelques dizaines de kilomètres se termine sur la surprenante vallée de la Sumkhel Lungpa.
On dirait une immense rainure réalisée dans le paysage parfaitement plan de la lande. La rupture est subite. Le large sillon est démesuré. Nous sommes décontenancés autant qu’abasourdis par la soudaineté du changement de paysage et la perte de repères qu’il entraine.
Les pentes sablonneuses descendent sur trois cents mètres pour rejoindre les méandres de la rivière. Une poignée de moutons, petits points noirs et blancs guidés par un berger, tente de nous rappeler la mesure de ce tableau aux dimensions vertigineuses.
Nous nous sentons tous petits, fragiles, éphémères en comparaison à l’imposant fleuve puissant qui a façonné la vallée sur des milliers d’années.
La route, à la chaussée désormais étroite, longe dans un premier temps dangereusement la falaise, puis descend en de longs zig-zags sur quatre kilomètres, rejoignant le petit village étape de Pang. On aperçoit au loin un ruban de piste qui sillonne le canyon.
Leh et Manali sont distantes de 500km. Les plus intrépides (et pressés) font le trajet en deux jours, s’arrêtant à Sarchu. Nous sommes plutôt du genre à prendre notre temps, et comptions découper le trajet en trois étapes.
Il est alors conseillé de dormir à Pang, seul « point bas » du trajet avant Sarchu – à mi-chemin. Nous sommes à 4500m alt., ce qui peut poser des soucis à ceux qui n’ont pas laisser de temps à leur organisme pour s’acclimater à l’altitude, ce n’est plus notre cas.
Mais il n’est que 14h30 quand nous nous y arrêtons pour notre pause déjeuner.
Pang n’est qu’une succession d’une quinzaine de cabanes en tôle, servant des thés et repas frugaux aux voyageurs et des chambres sommaires (même du point de vue bourlingue) adjointes d’un camp militaire – autant dire, sans intérêt.
La prochaine zone « confortable » où dormir se trouve dans la vallée autour de Sarchu, à une soixantaine de kilomètres. D’ici-là, nous flirterons autour des 5000m alt., et nous ne sommes définitivement pas prêt à dormir dans de telles conditions.
Après une bonne portion d’aloo paratha et œufs sur le plat dégustés sous le chaleureux soleil d’altitude, nous faisons le pari de reprendre la route et de trouver un endroit où camper une fois redescendu dans la vallée de Sarchu. Soixante kilomètres en quelques heures, cela semble facile comme ça, mais on a compris qu’à partir d’ici, la route n’est plus aussi bonne qu’au court des 177 derniers kilomètres.
Nous traversons un petit pont de fer et empruntons une piste de poussière fine. Heureusement, le trafic est toujours aussi sporadique, composé pour l’essentiel de camions lents faciles à doubler.
La route est magnifique, nous avons changé de décor. La piste remonte une étroite rivière lovée au creux d’un canyon. Sur les parois aréneuses émergent parfois d’élégantes orgues de sable.
Nous avons l’impression d’être dans un autre pays lorsqu’au détour d’une courbe, notre environnement se confond avec une ribambelle de sommets enneigés au loin. Nous sommes déroutés, perdus à nous questionner, sommes-nous dans un désert ou dans les montagnes.
Ce matin encore, nous n’aurions pas cru que nous passerions à travers une si grande diversité de paysages tous plus ahurissants les uns que les autres.
Nous prenons de la hauteur, la chaussée se dégrade fortement.
Dans la côte qui conduit au second col de la journée, nous rattrapons un convoi militaire, que nous nous efforçons de doubler dans un nuage continu de poussière.
Les lumières de fin de journée commencent à projeter les ombres rasantes des nuages et du relief.
Nous arrivons bien vite au col de Lachalung – culminant à 5060m alt.
Dans le silence, deux cyclistes haletants parviennent au même moment au sommet. Qu’ils sont courageux !
D’ici nous apercevons 300m en contrebas l’étape de Whiskey Nala, et sa demi-douzaine de tentes rudimentaires.
Nous ne tardons pas trop, car si les camions peinent à grimper, ils foncent quand il s’agit de descendre – n’hésitant pas à emprunter des raccourcis abruptes et poussiéreux.
Nous passons le campement, et reprenons la douce ascension qui nous mène assez vite au Nakee La (4940m alt.). Les camions de l’armée nous talonnent, mais sommes tellement émerveillés par les délicieuses couleurs que prend le paysage à cette heure que nous nous laissons doubler.
La route évolue désormais à flanc de montagne le long d’une pente très douce parsemée de touffes végétales.
Nous devinons sur notre gauche une ravine creusée par une rivière que nous suivons tranquillement jusqu’à sa confluence avec le fleuve Tsarap (oui oui : le même qui s’écoulait au pied du monastère de Phuktal et se jetait dans la Zanskar).
La chaussée est meilleure, et nous progressons à bonne allure, même si la fatigue commence à se faire sentir.
Le paysage est aussi beau qu’intimidant. De l’autre côté du canyon que nous longeons, de colossales montagnes nous font face. Nous avons le sentiment d’être à leur hauteur. Un tout petit sentier se dessine alors sur son versant : qui peut bien l’emprunter ? Y’a-t-il des villages perdus par-delà ces cols ?
La route sinue au grès du doux relief vallonné de la paroi. Le soleil dans le nez et sans aucune barrière de sécurité, ni signalisation, louper le virage** entrainerait une chute de plus de mille mètres. On roule tranquille.
Nous surplombons la confluence et la rivière de 600m.
Nous sommes face à une monumentale masse rocheuse noire, faite de roches érodées par les écoulements.
Notre endurance est, quant à elle, bien entamée. Mais du haut de notre promontoire, nous ne sommes pas moins ébahis par la merveilleuse vallée de Tsarap. En aval, la route continue après les innombrables lacets qui dégringolent du col. En amont, la rivière et son large lit se perdent vers le Nord, en un val resté intact, à l’abri de l’Homme.
Nous nous élançons dans la longue descente. Onze kilomètres de lacets, de courbes serrées et de longues transversales. Ce sont les derniers de la journée.
Nous rejoignons la vallée et le plat d’une route bien droite. Le soleil commence doucement à passer de l’autre côté des montagnes, il est presque 18h. Il est temps de nous arrêter.
Nous trouvons ainsi un grand terrain plat, en retrait de la National Highway 1, pour planter notre tente.
Nous sommes claqués mais que cette journée était belle et incroyable, magique et aérienne.
Leh – Sarchu : 235km (08h32’) – done
Nous trouvons une source non loin, parfait pour nous désaltérer et nous débarbouiller.
Malins comme nous sommes, nous avons gardés des parotha de notre déjeuner à Pang, accompagnées de petits snacks. C’est parfait.
Le soleil s’est couché, le vent s’est calmé. Ce soir, nous campons ainsi à 4200m alt., sous les étoiles et parmi les montagnes de l’Himalaya.
Nous sommes bien récompensés.
‘* En plus des très nombreuses colonnes de véhicules militaires que nous avons croisées le long de cette route, nous avons été atterrés de croiser une dizaine de transports de chars d’assaut. Nous étions alors le 10 Août, la tension entre l’Inde et le Pakistan grimpait, avec une toile de fond le Kashmir Indien.
Aujourd’hui (29/09/19), toujours aucune idée claire de ce qu’il se passe au Kashmir : cela fait 55 jours que les communications sont coupées avec les 7 millions de Kashmiri.
** Notamment un virage, dont nous avons réalisé sa dangerosité qu’après coup. Soleil de face, poussière et paysage incroyable tout autour de nous, on aurait bien aimé trouver un panneau jaune de la BRO nous stipulant « Be gentle on my curve ».
Toujours des découvertes de toute nature, rien de monotone pour vous comme pour nous.
Toutes ces déclinaisons d’ocre et cette belle nature paisible qui cotoie des terrains tellement variés et accidentés nous émerveillent aussi !
Formidable de vous voir aussi sereins et contemplatifs !
En France nous sommes assis sur nos fauteuils (et non vos motos) mais ça se mérite de voir les majestueux et démesurés paysages passés le col de Tangang 🙂
Rien à dire, c’est trop beau, j’en ai les larmes aux yeux !
Pas lassés. Nous continuons à admirer votre périple. MAJESTUEUX.
Coucou les amis!
J’ai mis du temps à ouvrir ce post mais je suis pas déçu du voyage !
Encore une aventure incroyable et des paysages magiques !
J’ai même beaucoup de mal à me rendre compte des dimensions ou de l’echelle de ces montagnes. Cous parlez de 300m, 600m de profondeur….comme j’aimerais voir ça de mes propres yeux !!
Faites bien attention à vous.
Gros bisous!!!!
J’ai du mal à suivre le rythme, mais ça y est, je suis à jour !
Ce post est particulièrement beau !
Bises et pas trop de drift dans les virages 😉